PREFACE
« Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir. » René Char
Lorsqu'elle me demanda, après vingt ans d'amitié disjointe et discontinue (mais nous avions alors nos propres épopées à vivre), de préfacer son œuvre, je découvrais, outre un grand honneur, une difficulté insoupçonnée : il s'agissait en effet pour moi de trouver ce qu'il convenait de dire avant que son récit n'offre ce qu'il importait de lire. Je devais faire de ce texte le « Monsieur Loyal » de l'ouvrage, à la fois marque de bienvenue, porte ouverte sur un travail nouveau mais aussi évocation du chant à venir...
Au départ, j'ai pensé mobiliser les idées de permanence du souvenir, de célébration du passé, et exprimer combien, la connaissant et l'ayant connue alors, je trouvais remarquable sa confession littéraire et poétique, le partage de ce moi secret qu'elle ne nous avait jamais dit... Je savais, pour être père moi-même, toute l'infinie richesse du lien qui nous unit à nos enfants, ceux dont Sophia Coppola faisait dire qu’ « ils sont les gens les plus merveilleux que l'on croise dans sa vie»... mais la vie n'est pas simple, unidirectionnelle ou manichéenne, et elle oppose un temps suspendu - éternel présent, paroles en archipel - à tous ceux qui se contentent des dates et des faits… L'histoire est connue, la mémoire collective déjà oublieuse.
Et s'agissait-il vraiment de mémoire ici ? Avec Melvina, rien n'est jamais simple et entier, elle vit, et je l'ai compris au fil de ses mots, à cheval entre plusieurs réalités. Ce que jadis je pensais n'être qu'un caractère lunaire et enjoué, était en fait l'esquisse d'une vie intérieure que, trop jeune, j'avais manquée. Depuis vingt ans que je la connais, elle ne cesse de me surprendre.
J'avoue par exemple que je n'ai jamais su la couleur de ses yeux. Verts ? Non bleus, me répondait-elle. Je dirais pourtant verts. J'aime bien le vert… le vert, c'est la couleur de l'espoir et du printemps, du maquis et de la jeunesse, l'écho perpétué de nos fous rires adolescents !
Il semble, malheureusement pour mon romantisme, qu'elle ait bien les yeux bleus. Un bleu comme l'habit des rois dans les livres d'école, bleu comme la mer jamais terminée. La couleur de la sagesse aussi. Celle de l'œuvre du temps donc et de l'héritage : celui de son père. On reconnaît l'arbre à son fruit, et un fruit mûr à sa couleur. Je suis persuadé que celui-ci était fort joli.
Je n'ai jamais su la couleur de ses yeux, c'est vrai, mais je ne les ai jamais oubliés. Et ce faisant, j'ai vite accepté la difficulté de vous écrire ces quelques lignes, en réalisant qu'après tant d'années, elle me permettait également de me rappeler un peu mon passé. Elle me tendait la main à nouveau, par-dessus nos vingt ans, m'offrant le cadeau de sa confiance, et du temps retrouvé, et touchant et beau, et même noble, d'avoir juste existé…
Ce récit qui s'offre à vous, plus que la peinture du deuil ou de l'absence, est celui de la vie et de l'éternelle présence. Le dialogue secret d'une jeune femme en errance. Une histoire comme tant d'autres, et qui un peu nous ressemble.
René Char avait raison : vivre c'est bien achever de se souvenir, mais ne pouvant jamais refaire ce qui est parti, c'est ainsi un encouragement à, chaque jour, recommencer à vivre. Et cela, avant de le lire, je ne l'avais pas compris !
Pour le Bon Dieu, pour son père, sa petite princesse et pour ses grands yeux (bleus).
Très bonne lecture à tous !
J. M.