Chapitre 1
Ce matin-là, comme tous les autres depuis son arrivée, Alice s’était assise à l’Amandier et elle lisait en attendant que le patron, Joseph Ceccaldi, un cousin, lui serve son premier café. Elle s’accordait une heure de pause dont elle profitait pour épier les clients, des continentaux, mais surtout ceux du village, en se délectant de leurs chamailleries ou de leurs médisances dont les vieilles assises auprès du monument aux morts étaient souvent l’objet.
Quand les voix s’apaisaient, elle reprenait la lecture d’un livre choisi au hasard dans la bibliothèque de sa mère, pour le plaisir de la découverte et pour échapper à son travail de biographe. Elle était plongée jusqu’à l’écœurement dans les relations délétères de Roger Martin du Gard, le laïcard, avec sa dévote et mystique épouse. Elle accomplissait ce devoir d’analyse psychologique pour compléter la thèse de A D, autrement dit elle était "le nègre" de A D, et elle espérait ainsi obtenir un poste à la bibliothèque historique de la ville de Paris. Elle avait un doctorat d’histoire de l’art, titre prestigieux, qui crut-elle longtemps, lui permettrait de créer un musée ou, au minimum, d’en être la conservatrice « compte là-dessus ! » lui avait dit ironiquement son père, tout en l’encourageant néanmoins dans son amour de l’Art, de tous les arts, et bien sûr, en assurant le matériel.
Un jeune homme, très grand, très brun, très maigre, qu’elle compara à un roseau courbé par le vent, vint s’asseoir à une table voisine. Elle le prit à première vue pour un pinzute parce qu’il avait commandé un croissant – comme si on servait des croissants à l’Amandier ! – et avec un accent parisien prononcé.
Très vite, elle comprit qu’il cherchait à lire le titre de son livre, car il se penchait vers elle dans une posture parfaitement indiscrète. Il lui était sans doute impossible de déchiffrer le titre sur la couverture blanche de Gallimard, et il ne résista pas longtemps à l’interroger :
- Je peux savoir ce que vous lisez ?
Sa voix était traînante, enfantine, celle d’un gamin au réveil. Le premier réflexe d’Alice fut de lui répondre sèchement, mais ce garçon l’intriguait, et ce fut en souriant qu’elle lui désigna le titre :
- Le journal d’Eugène Dabit.
- Je n’ai lu que "Hôtel du nord", à cause du vieux film, pas terrible.
- Pour moi, terriblement beau, il va bien au-delà de la littérature populiste !
- Qu’est-ce qu’il a écrit d’autre ?
- "P’tit Louis", "Mal de vivre", "La villa oasis" et d’autres encore. Il est mort trop jeune d’une scarlatine en URSS, où il accompagnait Gide.
- Vous me prêterez votre livre ?
- Vraiment, il abusait le nouveau venu !
- On verra… quand je l’aurai fini.
- Vous êtes là pour longtemps ?
- Je ne sais pas encore… et vous ?
- Moi, au moins pour deux mois. Je suis chez ma grand-tante, mon père va arriver bientôt.
- Votre grand-tante est du village ?
- Bien sûr ! Mon père aussi mais il travaille sur le continent. Je suis Damien Dottori.
Alice sursauta et faillit renverser son café.
- Mais alors nous sommes cousins ! Ma mère aussi est une Dottori, Lucie Dottori.
- Ici on est tous cousins, mais ceux que je connais, je ne peux pas les piffrer, pas plus que ma grand-tante qui me casse les pieds, c’est toujours : « Tu pourrais un peu m’aider ! Si au moins tu révisais tes cours ! Ou même, si tu allais te baigner à Ile-Rousse, comme les autres, au lieu de rester assis comme un santon ! »
- Vos cours… enfin tes cours, puisqu’on est cousins… tu prépares un examen ?
Elle hésitait était-il en terminale ou déjà en faculté ?
- Je redouble ma première année de licence d’anglais, mais je n’ai pas envie de remettre ça. Mon père me tanne, alors je fais semblant pour qu’il ne me coupe pas les vivres, radin comme il est ! Moi, je veux me consacrer à la poésie. Avec un copain, on va créer une maison, au début pour publier uniquement notre production.
- C’est un choix très hasardeux. La poésie ne se vend pas, tu devrais le savoir. Quand Saint-John Perse a eu le Nobel, Gallimard en a écoulé à peine une centaine.