Alors que j’approchais de la quarantaine, au cours d’une nuit d’hiver des années quatre vingt, je m’en souviens encore très bien, une phrase me frappa, dans le noir, en pleine poitrine : « Tu es à mi-vie ! »
Sauf incident de parcours, à première vue le constat semblait assez juste.
La jeunesse nous donne l’illusion d’avoir bien plus que des millénaires devant nous : un temps qui ne finira jamais ! On voit disparaître des gens autour de nous, mais notre tour viendra en un temps tellement éloigné qu’il semble ne pas nous concerner
Depuis ce temps-là, les choses m’ont cependant paru un peu différentes. Aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, parce que l’éclatement de la cellule familiale, lié au mode de vie et aux effets de la mondialisation, laisse peu de traces du parcours et de la fuite des générations, j’ai pensé que toutes ces années méritaient que l’on en fasse le bilan, ne serait-ce que pour avoir survécu jusqu’ici, en essayant de restituer le plus fidèlement possible, sans forfanterie ni amertume ce que nous avons vécu. Ainsi, pour ne pas être un nom qui s’efface au cours du temps, je crois qu’il est bon de nous raconter, au moins pour ceux des nôtres qui voudront bien nous lire.
Mais transcrire de manière linéaire notre histoire personnelle ne présente pas grand intérêt sans une interface réactive par rapport aux personnes et aux évènements que nous avons rencontrés. Il ne s’agit pas ici d’un essai littéraire mais simplement d’un parcours, et d’un retour sans concessions, parfois brutal, qui n’oblige rien ni personne, sur les moments clés de mon existence… Une existence où les gens que j’ai aimés ont toujours cheminé dans ma pensée, à mes côtés.
Lorsque l’on parle de la « diaspora » des Corses vivant à l’extérieur, l’image est un peu vague. Il y a les Corses de Marseille, ceux de Paris, quelques isolés dispersés aux quatre coins de l’hexagone, et enfin les exotiques : Afrique, Amérique du sud et Asie du sud-est. Combien sont-ils ? Un million parait-il. Difficile à dire : certains n’ont plus que leur patronyme, d’autres, fidèles à leur terre d’origine y retournent à un rythme assez régulier suivant l’éloignement, l’âge et le type d’activité. Il existe cependant dans cette nébuleuse quelques atypiques dont je fais peut-être partie.
Après mon enfance dans le Cap Corse, j’ai vécu mon adolescence sur le continent et à l’âge adulte j’ai rejoint la Corse où j’ai exercé la quasi totalité de ma carrière professionnelle. Enfin, à l’âge où la plupart aspirent à « poser leur sac » ce fut de nouveau la France et les Alpes où je suis instructeur sur l’aérodrome de Gap Tallard où j’avais appris à piloter cinquante ans plus tôt.
La notion de départ m’a toujours dérangé car elle s’assimile à un exil que j’ai déjà vécu dans le passé et dont j’ai profondément souffert. Pour éviter cette mauvaise impression, j’ai essayé de m’organiser en tentant de planter le décor différemment. Mettre les bouchées doubles sans me préoccuper du congé dominical et autres jours fériés, durant trente à quarante-cinq jours. Faire en sorte de ne pas se sentir trop expatrié, être bien installé dans ses meubles mais conserver le sac jamais défait prêt pour le retour tel un marin dans sa cabine… Je reviens ensuite passer une vingtaine de jours chez moi à Luri ! En fait je n’ai rien inventé : ce rythme « identitaire » qui n’est en rien comparable avec le vécu de la Diaspora est celui des navigateurs Cap Corsins de toujours, dont la vie a été jalonnée par les arrivées et les départs mais qui ont toujours gardé la même adresse : celle du village où ils sont nés.