Le personnage de Paul Monti
Paul Monti n'avait pas de famille. il avait sans doute trop rêvé les femmes pour en trouver une qui approche ce rêve. Il en avait connu quelques unes et autant de déceptions. Leur beauté, leur charme, leur intelligence, ne changeait rien à l'affaire. L'objectif commun, obsédant, impératif et le mieux partagé au monde, visait à la reproduction. Or, Paul Monti n'avait jamais éprouvé le besoin d'une descendance, lui-même ne succédant à personne même s'il avait eu un père mort trop tôt et une mère morte trop tard en lui laissant l'image d'une féminité délabrée. Il ne se voyait pas vieillir auprès d'une femme vieillissant elle-même avec cette misère des corps qui se décharnent, cette sécheresse de la peau qui rend rugueuses la moindre caresse et cette plainte dans le regard qui n'est plus de l'amour mais de la compassion mutuelle. Non, décidément, quelque bonheur et quelque plaisir qu'offre l'instant, il fallait fuir, toujours fuir pour laisser aux autres l'œuvre animale et se perdre dans les nuages. Rêver d'un autre monde, d'une autre humanité, d'une île idéale, d'un peuple heureux, au fond tout cela engageait bien moins que l'odeur âcre qui vient toujours aux mises en ménage, aux domesticités intimes, aux coucheries conjugales.
Cédant à peine aux besoins naturels, juste le temps de les satisfaire, maîtrisant au mieux l'affectivité qui en résulte, Paul Monti aimait d'autant plus l'humanité qu'il avait renoncé à aimer humainement. Il idéalisait les foules anonymes prenant soin d'éviter qu'un être, un seul, ne s'en détache et ne vienne à lui. C'est ainsi qu'il pouvait accomplir, dans une saine indifférence, toutes sortes d'actions utiles pour lui-même ou pour les autres. Il ne se sentait jamais indispensable, convaincu que sa présence n'apportait rien au monde et qu'on l'oublierait vite après qu'il se soit absenté. Il était juste là pour donner le change puisque la vie des hommes, pour se justifier, à besoin des paroles et des actes. Alors, il parlait et il agissait, sans donner trop de crédit à ses discours ou a son engagement. Il était là, comme il aurait pu être ailleurs, fruit du hasard sur ce coin de terre avec l'obligation d'y dérouler une existence. Le jeu de rôle lui convenait dès lors que la vie se réduisait à un jeu et à un rôle. A tout prendre, il avait choisi celui du personnage modeste, désintéressé, offrant au collectif tout ce dont il était capable, à l'exclusion d'une descendance qu'il se refusait d'engendrer. Là était sa résistance et là était son orgueil. Il voulait bien tout donner sauf ce qui l'aurait contrait à entrer, par sa progéniture, dans le maelstrom organique. Tout entier dévoué aux autres dans la froide indifférence de son libre arbitre , il était inhumain de trop d'humanité.
Paul Monti n'y allait pas de gaieté de cœur. D'ailleurs, plus rien ne suscitait chez lui un réel enthousiasme. Il se laissait porter par le temps sans jamais croire que ses mots ou ses œuvres pouvaient avoir de l'importance. Il était revenu de tout, ce qui ne l'empêchait pas de participer encore aux actions d'un mouvement dont il avait été un des initiateurs. Il y était attaché comme on pourrait l'être pour des choses devenues inutiles mais dont on ne se sépare pas par crainte d'une mutilation. N'y aurait-il pas en lui une plaie ouverte, s'il devait à jamais tourner le dos aux rêves qui avaient donné du sens à sa vie. Il savait bien que l'idéal porté par les patriotes de la première heure ne correspondait plus aux aspirations qui justifiaient désormais les engagements. La promotion sociale individuelle était intégrée, si l'on ose dire, à la lutte de libération nationale. Chacun, dans le mouvement et plus généralement dans la société insulaire, semblait raisonner à l'instar des modèles continentaux : réussite personnelle, performance, compétition, ambition, carriérisme, consumérisme, toutes choses découlant de l'idéologie individualiste distillée par les classes dominantes et leurs mass médias.
(…) l'âge et l'expérience conduisait Paul Monti à tirer des conclusions pessimistes quant à l'avenir de la revendication nationale et de la survie même du peuple corse. Mais il vivait ce désenchantement comme une histoire d'amour. Il ne se résignait pas au point final ou au trait définitif que l'on tire. Un rêve flottait encore dans sa tête. On n'en finit pas d'aimer le soupçon de bonheur que les autres nous donnent et ça suffit parfois à éclairer le reste d'une vie même si la lueur s'amenuise avec le temps et qu'il n'en reste qu'un éclat fragile dans le dernier regard porté au monde.
Paul Monti avait, comme eux, fait le parcours des quarante années de lutte pour tenter de rendre au peuple corse sa liberté. Il n'avait plus aucun espoir mais jugeait plus digne de garder le silence. Il s'était donné corps et âme à la passion patriotique, à cet amour étrange d'un pays qui était le sien par le hasard de la naissance. Il y a sans doute, dans l'attachement à une terre, et pour une île plus encore, quelque chose de la nostalgie des limbes maternels. Au fond, on ne sait jamais exactement pourquoi l'on aime.
Paul Monti en était sûr aujourd'hui, on perd beaucoup de son âme dans la passion des entités abstraites comme la patrie, la nation ou l'état. À vouloir embrasser toute l'humanité on en oublie parfois l'humain. Et cela résumait toute sa vie. Il n'avait jamais rencontré une femme avec laquelle il puisse faire monde. C'était toujours des amours passantes, des intermèdes sentimentaux que l'habitude vite acquise du corps noué au corps de l'autre conduisait au désenchantement, à l'abandon et à l'oubli. L'idée qu'une femme puisse être celle de sa vie lui paraissait absurde. Et d'ailleurs, il n'avait eu nul besoin de forcer le cours des choses. Il avait été tenu à l'écart du phénomène et ne s'en plaignait pas. De même pour les amitiés. Il avait éprouvé des sympathies et sans doute en avait-il lui-même inspirées sans que cela se traduise par un attachement indéfectible. Et, avec le temps, il considérait comme un avantage de n'avoir rien à regretter, ni personne. L'absence de réaction profonde, n'était-ce encore un brin de curiosité, en prenant connaissance d'évènements majeurs ou minuscules, contrastait avec l'extrême importance qu'il avait pu leur donner autrefois. Il avait l'impression d'être libéré des pesanteurs du monde mais, paradoxalement, éprouvait le besoin d'inclure ses énergies restantes dans la compacité des pierres. Il s'était donc remis de plus belle à ériger des murailles sans se préoccuper de leur utilité immédiate et comme s'il était impératif de laisser la trace d'une écriture. Il avait toujours été fasciné par les terrasses érigées des siècles durant aux versants des collines et dont les murs de pierres figuraient autant de signatures sous la toison dense du maquis. Des foules anonymes, innombrables avaient signalé leur passage et il lui arrivait souvent de faire le geste absurde de passer légèrement sa main sur les pierres comme pour renouer avec un monde énigmatique.