Scoriae Matutinae
Cela s’appelle l’aurore. Voilà la réponse faite à celle qui demande comment nommer le paysage désolé — où l’on a tout perdu — sur lequel pourtant se lève le jour empli de promesses. Cela s’appelle l’aurore, femme Narsès, répond le mendiant.
Ce paysage existe aussi au fond de soi — paysage de l’intériorité — désert minéral ordonné de ruines, de roche, de sentiers broussailleux, de sources, pluies et vents glacials, brûlants. Ruines disséminées, blocs, galets, ici les pierres frissonnent, respirent, parlent, et d’ailleurs à quoi bon se perdre sur nos chemins intimes si ce n’était pour écouter les pierres dire ce qu’elles ont sur le cœur ?
Je m’aventure souvent dans ce lieu désertique où — des heures durant — on ne croise personne. Tout juste le murmure des chemins qui semblent attendre que quelqu’un vienne poser un caillou sur le cairn d’une ancienne parole — oubliée peut-être.
Je marche entre les falaises, sur la piste poussiéreuse où les petites choses tiennent lieu de métaphysique : le toit brisé, le mur aux reflets de cendre, les ouvertures sans fenêtres ni portes.
Paysage du silence. Paysage du dénuement et de la contemplation.
Il ne reste ici qu’à se confier aux Dieux et aux oiseaux.
J’accomplis les très vieux gestes de la femme qui marche, mes pas éparpillent les feuilles ; je choisis un arbre. Là, à l’abri des branches, je m’assois. Je sors mon cahier.
Ficaghjola : lieu du figuier, près duquel forcément se trouve un point d’eau. Écrire dans la clarté de ces vieilles ruines, cela revient à ouvrir doucement nos yeux de vivants, aussi doucement que se ferment les yeux des morts. Cela revient à unir son âme à la Totalité. Car tout ici est donné ensemble. Les offrandes se rassemblent dans un geste unique. Ce qui assoiffe, puis aussitôt abreuve. La terre et le fruit. La richesse et le dénuement. L’ombre et la lumière. Le proche et le lointain. L’arbre et l’oiseau.
Ficaghjola réconcilie l’immensité avec l’imprenable sentiment de l’intime — aussi minuscule et sacré que le gosier de l’étourneau, de la huppe ou de la fauvette.
Ficaghjola enfin est le lieu d’une énigme solaire où se produit cette chose singulière qui arrive souvent à l’heure d’encre quand s’écrivent les livres — aux heures matinales ou tardives, à l’instant où se lève et se couche le soleil, et toujours dans le maquis parsemé de ces vestiges qui dorment dehors et se battent avec les bêtes. Comment décrire symboliquement cette expérience ?
Évoquer ces pierres que l’on croyait mortes est une manière immatérielle de les retailler, de les rendre à la mémoire et donc à l’avenir. Or voilà ce qui advient : en train de les lisser, les polir, je me retrouve avec des éclats, des scories qui se répandent partout autour de mes pieds. Phrases nues. Phrases aussi pauvres et légères que des bois flottés. Escarbilles de mots. Moineaux de marbre. Que deviendront ces entames de phrases inscrites dans la pierre — tremblantes encore sous l’incision de la plume et la fusion de l’encre, comme gorgées de sang ?
S’unir au monde demande une attention extrême. Une intensité inouïe de la présence.
Ficaghjola symbolise la naissance toujours renouvelée du Réel tandis qu’au bord du chemin, chacun de ses cailloux est vieux, plus vieux que la mémoire. Ces ruines dans leurs plis dessinent de telles ombres qu’elles semblent descendre boire dans la rivière le soir avec les sangliers. Pierres rendues à l’état sauvage. Longs poèmes que la nuit a recouverts, vibrant pourtant de l'énergie encore vive des maisons jadis habitées.
Il existe tant de mots perdus. Chaque vestige est un mot à l’abandon. Un destin arrêté. Il est l’un parmi ces maîtres du silence qui renverse le cours des choses, confie son bien le plus précieux à nos lèvres et nous demande de garder je ne sais quel secret.
Je suis là, au cœur de la forêt, dans la splendeur des murs abattus.
Sur la page blanche, avec précaution je verse l’encrier. Un oiseau en pierre s’envole du nid — U Filanciudans un froissement d’ailes et de lumière.
Le premier mot advient. Une phrase, très courte : Où y a-t-il la vie ? Un haïku.
Viendront d’autres mots, en quête de fraternité éparpillée.
Où y a-t-il la vie ?
– Là où je veux aimer et périr
Il neige, me fait signe le maître du silence tandis que les flocons commencent à blanchir les arbres.