Samedi 10 octobre
On vient donc me chercher dans la cellule du Palais de justice de Paris pour rencontrer le juge d’instruction dont j’ai appris le nom en lisant les procès-verbaux. C’est un dénommé Stalinas Sandraps. Devant l’OPJ Ben Olivier, j’ai lu [Sandra] comme il convient puisque le [p] et le [s] ne se prononcent pas. L’OPJ m’a dit qu’il fallait les prononcer puisque le juge l’entendait ainsi. Je me suis demandé à quoi correspondait cette distorsion de la langue française. Je peux comprendre que s’appeler [Sandra] pour un homme soit un peu gênant. C’est la seule explication que j’ai trouvée. D’où cette exigence du juge de prononcer les deux dernières lettres de son nom [ps]. En ne les prononçant pas et compte tenu que j’avais déjà engagé une grève de la faim, j’ai dit à l’OPJ en plaisantant : « Le juge Sandraps m’a mis dans de beaux draps, j’espère, pour sa conscience, que ça ne finira pas dans un linceul ! » Il n’est pas convenable d’ironiser quand il s’agit de la mort des autres, mais on peut toujours sourire, sinon rire de la sienne.
Pour me rendre de ma cellule étroite et sombre, privée de lumière naturelle, jusqu’au bureau du juge Sandraps, je traverse de longs couloirs escorté par deux policiers. Le sol de ces couloirs est invariablement peint en orange. Je pense au poème d’Aragon chanté par Jean Ferrat. Un jour peut-être, un jour viendra couleur d’orange.
On prend un ascenseur. Je note le numéro de l’étage, onzième. Ce doit être le dernier. Je retrouve mon avocate Raphaëlle Rischmann. Nous nous présentons ensemble, elle, les deux policiers et moi, devant la porte du juge. Encore quelques secondes d’attente. C’est qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin. Ce n’est pas la maison du peuple.
On entre enfin. De ma cellule sombre tout en bas, comme il convient aux gueux et aux miséreux, j’accède à tout ce qui fait la médiocre fierté de cette bourgeoisie qui ordonne le monde en fonction de ses intérêts avec sans doute une nostalgie coupable de l’ancien régime aristocratique auquel elle a contribué à mettre fin en 1789.
La vue est impressionnante sur Paris. Tour Effel, tour Montparnasse et les multiples beaux quartiers de la ville. Un vue sur Paris et sans doute sur le Tout-Paris qui fait le miel des politiciens et des hauts fonctionnaires de l’Etat auprès des « people » de toutes sortes.
Le bureau du juge Sandraps manque pour le moins de modestie, au point que l’homme qui y est installé rapetisse, flanqué de larges écrans d’ordinateurs.
Plusieurs chaises sont ordonnées face au bureau. Toutes sont de couleur rouge. Leur siège et leur dossier sont rembourrés. Une seule chaise est différente. Elle ressemble à une chaise de camping rudimentaire qu’on aurait dépliée : siège et dossier plats de couleur blanche. On m’invite à y prendre place, juste en face du juge. La greffière se tient sur la droite devant l’écran de son ordinateur posé sur un bureau plus modeste. L’ordre hiérarchique du monde bourgeois doit être respecté.
Les deux policiers sont derrière moi et Raphaëlle à ma droite.
Le juge déclare que j’ai trois possibilités : me taire, faire une déclaration spontanée ou répondre à ses questions. Je réponds que j’ai déjà donné suffisamment de détails aux OPJ pendant la garde à vue. Je préfère donc une déclaration plus ou moins spontanée. Il relève l’expression « plus ou moins » en indiquant que ça n’existe pas dans le code de procédure. Si j’ai utilisé cette expression, c’est parce qu’elle correspond à une réalité. On ne vient pas déclarer quelque chose sans y avoir pensé auparavant. Cette réaction formelle du juge Sandraps a confirmé ce que je pense de ceux qui appliquent les lois à la lettre en négligeant leur esprit.
D’une voix éteinte par la fatigue, j’entame donc mon petit discours à propos de la colonisation « crime contre l’humanité » évoqué par Emmanuel Macron en Algérie et du génocide culturel qui peut en résulter parfois. C’est aujourd’hui le cas pour le peuple corse.
Je cite ensuite la phrase lumineuse de Jean-Marie Tjibaou sur la difficulté et la peine de voir son peuple disparaitre. E c’est encore le cas pour le peuple corse et la peine que les Corses peuvent en éprouver.
Quand je parle, je me tourne le plus souvent vers la greffière puisque c’est elle qui est chargée d’enregistrer mon propos. Cela semble gêner le juge qui me dit en souriant que je peux m’adresser à lui parce qu’il voit tout ce que je dis retranscrit sur son écran connecté sans doute à l’ordinateur de la greffière. Je continue néanmoins à me tourner de temps à autre en direction de la greffière. L’intervention n’a pas duré plus de dix minutes. Après quoi nous sommes sortis du bureau du juge et Raphaëlle m’a indiqué que nous passerons un peu plus tard devant les juge des libertés qui peut décider soit de mon incarcération, soit d’une assignation à résidence. Je lui avais donné l’adresse de Jo Dompietrini qu’elle avait contacté et qui était prêt à me recevoir. En fait, cela aurait mis un terme à ma grève de la faim et d’un point de vue moral ça ne me convenait pas. Je voulais continuer de me battre dans des lieux d’enfermement où m’avaient conduit les déductions hâtives d’un juge bien mal instruit des affaires corses.