Mare Tirannu
Ayant eu l’occasion de saluer en 2018 la parution du premier roman Sorte Ingrata de Marie-Madeleine Poli-Bonifaci , j’ai eu le plaisir de recevoir de la même maison d’édition son second ouvrage Mare Tirannu, annoncé comme « récit » : la quatrième de couverture indique qu’il s’agit d’un fait divers suscitant un enchaînement d’événements plus ou moins fortuits, puis convergeront vers le procès de nombreux personnages…C’est ce que le lecteur aura comme viatique dans sa découverte du récit mais il n’imaginait sans doute pas que le « mode polyphonique » qui s’y déploie serait aussi riche et délicat dans la narration des faits ou la description des états d’âme de personnages fort divers et psychologiquement complexes.
La littérature d’aujourd’hui sur les thématiques insulaires semble avoir en effet abandonné les lieux communs traditionnels d’une île d’avant le « riacquistu » et nous habitue à la présentation de réalités plus crues et plus violentes, à des attitudes ou des conduites excessives et généralement peu exemplaires, dont seule la relation journalistique quotidienne semblait avoir jusqu’alors la teneur. Toucher sans craindre de s’y perdre, à ces faits et gestes devenus dangereusement ordinaires dans la vieille société insulaire, n’est donc plus un terrain infréquentable : et pourquoi pas, après tout ?
C’est donc dans cette atmosphère angoissante que nous plonge le récit dont le titre évoquant la Mer Méditerranée, en corse « Mare terraniu », devient par jeu sémantique Mare Tirannu, sorte de tyrannie maritime où les pauvres vivants qui s’y démènent semblent livrés malgré eux à toutes les dérives. Aussi rencontrons-nous d’abord parmi les personnages principaux un jeune voyou, inconscient criminel, puis son « maître » admiré et respecté, certes non pas un enseignant mais un gourou silencieux comme à son image, ensuite des avocats à la mode de chez nous, des femmes, mères âgées, possessives et éperdues, ou jeunes femmes possédées, sans avenir possible, et même un jeune magistrat souvent perplexe dont on se demande bien par moments ce qu’il peut représenter au juste dans un tel milieu gangréné à l’extrême…
J’ai préféré rendre compte immédiatement de mes impressions premières de lecteur sans oublier cependant ce qui m’avait frappé déjà à la lecture du premier ouvrage : une écriture parfaitement maîtrisée, dans un style qui s’impose à la fois par une syntaxe précieuse et un lexique raffiné. Je pourrais donc dire que c’est bien ce brio de la phrase, cette habileté expressive qui emportent en définitive et avec aisance le lecteur. Mais celui-ci, s’il n’a l’habitude que de proses ordinaires, risque de s’y perdre un peu entre tel ou tel caractère esquissé, tels instantanés d’une jeunesse livrée à ses excès, et le nombre même des personnages entrant dans l’ensemble pourrait le décontenancer...Il aura peut-être alors tendance à considérer en son for intérieur qu’il existe aussi malgré tout dans cette société une autre saine humanité qui tente de vivre honnêtement sur sa terre d’un métier, d’un travail, de rêves et d’espoirs tout à fait légitimes.
Pour autant, la cause principale de tous ces maux n’est pas esquivée par l’auteur ; ce paragraphe, par exemple, particulièrement explicite, porte l’accent d’une claire vérité : « Les îles comme la sienne sont des prétextes au tragique. L’eau retient les êtres en deçà de leurs véritables destinées. Elle les persuade que le sort les a rivés à cette terre, qu’en partir est un délire violent dont l’hybris est la cause. La perspective de la mort les y amarre de plus belle. La beauté de ce décor est un embaumement sournois. Les charognes n’y dénaturent aucune plage. Ce qu’elles puent ne sent plus rien l’été venu, selon que l’on y vit ou que l’on y vient. »
Car le symptôme n’est évidemment pas ignoré dont on peut tenter le traitement par la voie publique, politique ou associative, par l’analyse ethnologique ou sociologique, par l’action individuelle ou collective, et naturellement aussi par une conduite sans faille à tous les niveaux de responsabilité…La littérature apparaît alors comme une voie, tout aussi séduisante si elle n’est pas plus efficace.
(Marie-Madeleine Poli-Bonifaci, Mare Tirannu, éditions Fior di Carta, 2020)